Maktabet Leïla, Liban, 1985

Elias et Habib ont ouvert leur libraire-galerie. Ils l’ont appelée Maktabet Leïla, la librairie de la nuit. Comme ils l’avaient prévu, elle est située au rez-de-chaussée et au premier sous-sol de la maison où ma mère a grandi, une maison avec un carrelage italien, des canapés en tissu fleuri et des chandeliers d’un autre temps. La maison où mon père a passé des heures sous l’une des fenêtres à déclamer des poèmes à ma mère qui l’écoutait assise sur le rebord du balcon, lunettes de soleil au nez, un bandana noué sur la tête, vêtue d’un jean moulant et d’un T-shirt blanc et chaussée de ses plus beaux sabots.

Quand je suis allé écrire sur la révolution au Liban, j’y ai vécu seul. Je m’asseyais sur le canapé du salon à ne rien faire et à observer autour de moi. Cette maison a une aura particulière, chaque personne que j’y ai invitée me l’a toujours confirmé.

Je me remémorais les moments vécus dans cette pièce composée de trois parties : le salon, la salle à manger et le coin réservé à ma grand-mère maternelle. Elle avait sa place attitrée sur le canapé qui donnait directement sur l’entrée. Elle partageait son café avec des gens de passage dans le quartier. Sur un plateau en verre, elle déposait un paquet de cigarettes de chaque marque et en proposait aux visiteurs comme on offre un carré de chocolat.

Construite dans les années cinquante par le meilleur ami de mon grand-père maternel, Elias avait coloré les façades des années après la fin de la guerre. On ne peut pas louper la maison dans le quartier, c’est la seule colorée, elle a un côté vert, jaune, rose et orange.

Mes plus beaux souvenirs d’enfance sont liés à cette maison ouverte à tous, aux antipodes de la vie parisienne. La porte était grande ouverte. Certains faisaient la sieste sur le canapé, d’autres mangeaient sur la grande table. Quand mon grand-père maternel vivait encore, ce lieu était plein de vie. Rares sont les photos qui restent de lui dans cette maison mais j’en ai gardé quatre qui reposent sur ma table de travail.

Sur la première, je joue à la tawlet avec lui dans le salon. C’est lui qui m’a appris à y jouer. Plus tard, quand j’ai habité à Beyrouth, je copinais avec les hommes âgés dans la rue assis sur des chaises en plastique qui jouaient des heures durant à la tawlet. Je m’insérais dans leurs groupes. Jouer avec eux, c’était comme me retrouver de nouveau avec mon grand-père.

Sur la deuxième, il est sur le toit et il jardine. Il plantait de la menthe, de la coriandre, des concombres, des tomates, de la laitue mais aussi des fleurs, je me souviens de ses gardénias que sa femme, ma grand-mère, cueillait chaque matin pour en offrir un à chacun de nous. Il avait aussi des tortues, trois, dont il s’occupait avec attention. Il s’était installé un matelas pour dormir à la belle étoile. Je ne sais pas comment mais, après sa mort, le toit s’est transformé en dépôt. Les plantes et les fleurs sont mortes, les tortues ont disparu et le matelas ressemble à une vieille serpillière usagée. Le rêve de ma mère serait de transformer cette maison en un petit immeuble pour qu’on y habite tous. Elle garderait le dernier étage afin de reconstituer sur le toit le jardin de son père.

Sur la troisième photo, il est assis sur le petit canapé installé dans la cuisine. Il porte sa casquette, il est discret, on ne le voit presque pas. Il attend que sa femme lui apporte les œufs au plat dans la poêle, œufs qu’elle a récupérés dans la petite ferme qu’ils avaient en bas de la maison devenue avec le temps un parking pour voitures. Ma grand-mère égorgeait elle-même le mouton, j’ai encore cette image en tête d’elle vêtue d’un tablier de boucher blanc, prête à découper le mouton accroché à la verticale en plein milieu de la cuisine.

Et sur la quatrième, il porte Yala dans ses bras qui, elle, s’est blottie dans son cou.

Dans cette maison, grand nombre de militants communistes et propalestiniens se sont réfugiés. Je tire une certaine fierté que ces hommes aient trouvé refuge dans cette maison, que mes oncles aient défendu les Palestiniens et leurs alliés face aux leurs, les chrétiens. Aller à l’encontre des siens me semble être l’une des seules positions politiques respectables.

La librairie-galerie de mes oncles connaît rapidement un certain succès, particulièrement dans les milieux artistiques de gauche. Comme Beyrouth est détruite, la capitale n’est plus le centre culturel du pays, les banlieues sont réinvesties. La localisation est parfaite, elle n’est pas loin de l’autoroute, ni de Beyrouth, dans un quartier chrétien qui n’est pas encore touché par la guerre. Les vernissages des expositions rassemblent à chaque fois plus de cent personnes. En parallèle, Elias et Habib ont ouvert une petite maison d’édition. Mon père éditera plusieurs de ses recueils de poèmes chez eux. À chaque fois, un peintre dessinait la couverture des livres. Même s’ils souhaitaient s’éloigner de la politique, mes oncles ne peuvent pas s’empêcher de publier des ouvrages de militants et d’activistes propalestiniens, ils éditeront aussi certains textes de celui qu’on surnommait l’évêque des pauvres, l’évêque rouge, l’évêque rebelle, Grégoire Haddad, un personnage controversé au Liban, particulièrement chez les chrétiens, un avant-gardiste qui voulait révolutionner l’Église et que le journal Le Monde avait surnommé « l’évêque d’après-demain ».

 

Les phalangistes qui contrôlent le quartier ne voient pas d’un bon œil les activités de mes oncles. Plusieurs fois, la librairie est marquée d’une croix rouge, taguée par des inscriptions les priant de se taire ou de s’en aller mais mes oncles poursuivent, résistent, ne baissent jamais les bras.